VERONIQUE B. JEANDE
CHAPITRE 1
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Vince posa délicatement sur le sol le dernier bloc de ciment et se redressa lentement. Son cœur battait la chamade et son corps fut parcouru par un long frisson. Le moment était venu. Toutes ces semaines de travail pour atteindre ce seul et unique but. Une fenêtre ouverte sur la liberté. Lorsque les maçons avaient entamé leur sinistre tâche, lorsque le mur de la honte avait commencé à diviser Berlin, il n’avait tout d’abord pas compris. Le monde ne pouvait être aussi fou. Puis ce cauchemar était devenu une triste réalité. Alors il s’était fait une promesse. Jamais il ne finirait sa vie dans une telle prison.
L’idée avait germé dans son esprit, un soir en rentrant du travail, en découvrant cette maison qui dominait la bande de la mort. Comme toutes les habitations situées le long du mur, ses occupants avaient été expulsés dès le début des travaux tandis que les ouvertures se retrouvaient murées. Si les deux premiers étages se dressaient désormais derrière les plaques de béton armé, seuls des parpaings bouchaient les fenêtres du troisième étage. Avec du temps et de la patience, il en viendrait à bout. Il devait s’introduire dans les lieux. Il avait imaginé les scénarios les plus improbables, allant jusqu’à vouloir monter sur le toit pour se faufiler dans le conduit de cheminée. Toutefois il ne croyait plus au Père Noël depuis bien longtemps et il avait dû admettre que l’étroitesse de celui-ci risquait fort d’être problématique. Lorsqu’il avait découvert ce petit vasistas, à moitié enfoui sous la terre et les détritus, il avait presque sauté de joie. Les barreaux métalliques rongés par la rouille ne lui avaient pas résisté bien longtemps. Pendant des semaines, il avait repris chaque nuit le chemin de cette maison, se faufilant le long des murs, tous les sens aux aguets, redoutant l’apparition des VoPos. Ses mains couvertes de blessures à force d’avoir râpé le ciment le faisaient souffrir sans répit. Mais ses efforts avaient fini par payer.
Il attrapa la corde dans son sac à dos, la fixa soigneusement au vieux radiateur en fonte et se pencha par la fenêtre. Il observa le sol, cinq mètres plus bas, puis ses yeux s’attardèrent sur la bande de terre qui le séparait de la liberté. Soigneusement ratissée, le moindre pas y laisserait une trace qui permettrait aux gardes de le repérer. Tout résiderait dans sa rapidité. À peine une dizaine de mètres à franchir, cependant les lampadaires régulièrement espacés éclairaient les lieux comme en plein jour. Il respira profondément puis se laissa glisser le long de la corde avant de sauter à terre et de se mettre à courir, les yeux rivés sur les plaques de béton surmontées de barbelés qui délimitaient Berlin ouest.
Le bruit des détonations résonna dans la nuit et une douleur fulgurante traversa sa poitrine. Il s’effondra par terre et essaya désespérément de ramper pour franchir les derniers mètres. Les larmes envahirent son visage tandis qu’il s’immobilisait, incapable de poursuivre. La résignation s’insinua lentement dans son esprit. Vince l’impétueux... Voilà où sa fougue l’avait mené. Il glissa sa main dans sa poche et sentit la forme de Cloutr, son petit poney à trois pattes.. Il s’agissait du seul objet dont il n’avait pu se séparer. Ses parents lui avaient offert pour son dernier véritable Noël, quelques jours avant qu’ils ne perdent la vie dans un bombardement. Il revit le visage de son père lui tendant fièrement ce cadeau soigneusement emballé dans du papier journal. Vince n’arrivait même pas à imaginer le nombre d’heures qu’il lui avait fallu pour sculpter le petit animal. Avec le temps, Cloutr avait perdu son éclat, et une patte par la même occasion. Mais jamais il n’avait pu se résoudre à l’abandonner. Son esprit s’obscurcit, les images d’un passé révolu se mélangeant aux rêves d’un futur qu’il ne connaîtrait jamais. Élisa... Jamais plus il ne reverrait la jolie charcutière qui, même revêtue de son tablier vichy tout maculé, lui paraissait toujours aussi sexy. Jamais plus il ne sentirait la douceur de sa peau, le doux baiser de ses lèvres. Il s’imagina un moment au guidon d’une superbe Triumph, une Thunderbird ou peut-être une Blackbird 1950, Élisa serrée contre lui, les cheveux au vent, tous deux enfin réunis de l’autre côté de cet abominable mur... Un dernier sourire se dessina sur ses lèvres tandis que la vie s’éteignait en lui. Il était libre, dorénavant.
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Julien s’approcha lentement du manoir et posa la main sur la poignée de la magnifique porte d’entrée en bois datant du XVIe siècle. Un ouvrage joliment sculpté, qui avait sans doute demandé des heures de travail à l’artisan chargé de la réaliser. Comme tout ce qui constituait ce manoir, d’ailleurs. Il entra dans le hall et aperçut David qui le salua amicalement.
— Content de te revoir... Les autres sont déjà arrivés. Tu veux faire une pause ou on va les rejoindre ?
— J’ai eu tout le temps de faire une pause pendant le trajet. On y va. Tout le monde est là ?
— Non, Gauthier est encore à Montceau les Mines. Des papiers à signer pour la nouvelle acquisition. Les lieux sont impeccables pour le nouvel orphelinat, il paraît.
— Parfait. Je lui fais confiance...
Les deux hommes rejoignirent la salle de réunion et Julien savoura le plaisir des retrouvailles. Cela faisait des mois qu’il n’avait pas eu la possibilité de revenir ici. Tous les membres de la Fondation étaient présents, à l’exception de Vianney, toujours à Berlin, et de Gauthier qui n’avait pu les rejoindre. L’île était un endroit hors du temps, un îlot paisible à l’écart des horreurs du monde. Quant aux liens qui unissaient les hommes et la femme assis autour de la table, il aurait été bien incapable de les décrire avec des mots. La Fondation était toute sa vie. La réunion commença et Julien resta silencieux, perdu dans le cours de ses pensées tandis que ses amis faisaient le point des différentes activités en cours.
— Julien, où en es-tu de ton côté ? demanda Landry.
Il sursauta et laissa échapper un soupir avant de prendre la parole.
— Vince, l’un des enfants que nous avions recueilli à l’orphelinat à la fin de la guerre, est décédé il y a une semaine. Il a voulu franchir le mur.
— Je suis désolée, Julien, glissa Sofia en posant sa main sur la sienne.
Elle savait combien il s’attachait à chaque enfant qui passait dans les maisons dont il avait la charge. Combien il était fier et heureux de les voir se relever pour entamer une nouvelle vie. Combien la mort de l’un d’entre eux, surtout dans des circonstances aussi atroces, pouvait l’atteindre profondément.
— Il faut agir, maintenant, reprit-il. Nous ne pouvons pas continuer à fermer les yeux.
— Tu as des idées ? demanda Landry.
Julien acquiesça lentement de la tête et commença à exposer son plan. Un murmure d’assentiments emplit la pièce tandis qu’il s’arrêtait de parler.
— Je suis partant, répondit David. C’est pour quand ?
— Il va falloir plusieurs mois pour tout mettre en place, repérer les lieux, constituer des équipes. Mais j’ai déjà quelques idées sur la question.
— Tu as carte blanche, Julien, conclut Landry en ramassant les feuilles éparpillées devant lui. Pas d’autres questions ? Alors je crois que nous en avons terminé pour aujourd’hui.
Sofia se leva et revint quelques secondes plus tard, un plateau dans les mains.
— Je crois que l’heure de la potion magique a sonné, glissa David à Julien. Ce dernier acquiesça d’un signe de tête en observant Sofia à l’œuvre, puis se retourna vers lui pour lui demander doucement.
— Tu ne te poses jamais de question, David ? Pourquoi nous ? Pourquoi avons-nous été choisis ?
— Je ne sais pas si on peut réellement dire qu’on a été choisis... répondit-il avec un clin d’œil amical. Surtout moi... J’évite de me poser ce genre de questions. Le principal, ce n’est pas qui nous sommes, mais ce que nous faisons.
Julien laissa échapper un sourire. David ne changerait jamais. Toujours dans l’action. Il était rassuré à l’idée que celui-ci ait accepté de rejoindre son projet. C’était sans doute le plus habilité pour ce genre d’intervention. Il releva sa manche et laissa Sofia lui faire la traditionnelle piqûre. Celle qui avait changé le cours de leur vie.
— Il est temps de passer à table maintenant... glissa-t-elle en rangeant soigneusement son matériel.
Ils se levèrent pour rejoindre la somptueuse salle à manger. La table était déjà mise : de belles assiettes en porcelaine, des verres en cristal, des couverts victoriens. Un luxe dont il avait quelque peu perdu l’habitude depuis qu’il avait emménagé à Berlin. Une délicieuse odeur s’échappait des plats disposés sur la table. Julien alla s’asseoir entre David et Sofia et essaya d’oublier un moment les sinistres images qu’il avait ramenées avec lui. Il ne savait pas quand il aurait l’occasion de revenir ici. Il décida de profiter simplement de l’instant présent.
CHAPITRE 2
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Alexis attrapa la télécommande puis commença à zapper méthodiquement sur les multiples chaînes du Câble. Le visage affable du Docteur Huxtable céda la place à John McClane, toujours empêtré dans son Piège de cristal, bientôt remplacé par deux bimbos sans cervelle qui déballaient sans complexe leur vie sentimentale devant la caméra.
— Quel ramassis de conneries… laissa-t-il échapper en balançant la télécommande à l’autre bout du salon, qui explosa sur le sol avec un bruit sourd.
Le silence envahit à nouveau la pièce et il se servit une généreuse rasade de whisky qu’il avala cul sec, avant de remplir le verre à nouveau. Cette colère qu’il sentait bouillir en lui ne le quittait plus. Il avait de plus en plus de mal à se contrôler. S’il ne faisait pas attention, on allait bientôt le retrouver dans un asile psy, enserré dans une camisole de force. La sonnette vint interrompre ses funestes pensées et il fusilla la porte du regard. Il n’était pas d’humeur pour les visites de courtoisie. Elle devint plus insistante avant d’être remplacée par la sonnerie du téléphone. Le répondeur se mit en route et la voix de Rémy s’éleva dans l’appartement.
— Je sais que tu es là… Ouvre cette putain de porte si tu ne veux pas que j’appelle les pompiers en leur disant que tu as fait un malaise…
Connaissant Rémy, il ne s’agissait sûrement pas d’une menace en l’air. Rien qui allait arranger ses histoires. Il alla ouvrir la porte d’entrée et retourna s’affaler dans son canapé sans un mot. Son ami le suivit pour s’asseoir en face de lui.
— Tu as l’intention de finir ta vie enterré ici, beurré comme un p’tit Lu ?
— C’est toi qui me dis ça ? Sauf erreur, tu n’as jamais refusé un verre jusqu’à présent…
— Pas quand il s’agit de faire la fête et de s’éclater avec les potes. Mais jamais seul et enfermé chez moi à double tour. Légère différence.
— Qui a dit que je restais seul et enfermé chez moi ?
— Ah, pardon, j’oubliais tes virées nocturnes. C’est vraiment ce genre de nanas qui t’intéresse, dorénavant ?
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? Tu as l’intention de sauver les âmes en perdition ?
— Ça peut me foutre que tu es mon ami et qu’on commence tous à flipper. Il faudrait peut-être que tu te secoues les puces, mon vieux. Tu ne peux rien changer à ce qui s’est passé.
— Je sais.
— Karen n’aurait sûrement pas voulu ça…
— Parce que tu sais ce que Karen aurait voulu, maintenant ? C’est peut-être toi qu’elle aurait dû appeler ce soir-là ! Rien ne serait arrivé si elle était venue te voir au lieu de m’appeler, n’est-ce pas ? Toi, tu aurais su…
— Arrête tes conneries ! Tu délires.
— Casse-toi, Rémy ! explosa Alexis en se levant. S’il y a bien une chose que je n’ai pas envie d’entendre en ce moment, c’est ce genre de discours à la con ! Et au moins, ces « nanas », elles ferment leur gueule… Tu connais la sortie.
Rémy hésita un instant avant de capituler et de quitter l’appartement. Tant qu’Alexis serait dans cet état, cela ne servait à rien de discuter avec lui. Il attrapa son portefeuille et en sortit une carte de visite qu’il observa pensivement. Il aurait préféré ne pas en arriver là, mais Alexis commençait vraiment à lui faire peur. Avec un peu de chance, il y aurait encore quelqu’un à l’Agence pour répondre au téléphone.
— Bonsoir, j’aurais souhaité parler à Luc.
— Il n’est pas ici, lui répondit une voix grave. Peut-être puis-je vous renseigner ?
— Non, c’est personnel. Savez-vous où je peux le joindre ?
— Il est en déplacement et risque d’être difficile à contacter dans les prochaines semaines. C’est urgent ?
— Je suis un ami de son frère. J’aurais vraiment besoin de lui parler.
— Laissez-moi vos coordonnées. Je vais voir ce que je peux faire, répondit René en attrapant un stylo.
Le vieil homme raccrocha le téléphone d’un air songeur. Quelque chose dans la voix de son interlocuteur l’avait interpellé. Il n’était pas certain que Luc puisse intervenir, de là où il se trouvait, mais s’il y avait un problème avec Alexis, mieux valait que David en soit informé. Il composa son numéro et attendit patiemment que son correspondant décroche.
— David ? Je viens d’avoir un coup de téléphone, un certain Rémy. Il voulait joindre Luc.
— Luc est toujours en Inde ?
— Oui, je crois qu’on n’est pas près de boucler ce dossier, répondit-il avec un long soupir.
David acquiesça de la tête. Cette affaire commençait à prendre une mauvaise tournure. Le Tigre du Bengale portait bien son nom. Un homme qui suscitait la terreur autour de lui, y compris dans son entourage. Discret, il se fondait dans le décor et personne n’avait réussi à l’identifier jusqu’à ce jour. Mais comme le félin qui lui avait valu son surnom, il s’agissait d’un prédateur redoutable qui constituait un réel danger.
— Écoute, reprit son interlocuteur, j’ignore ce qui se passe mais il s’agit d’Alexis. J’ai senti que le gosse avait l’air plutôt inquiet.
— Merci de m’avoir prévenu, René. Je m’en occupe.
— Tu veux ses coordonnées ?
— Je dois les avoir dans un coin, mais redonne-les. Ça m’évitera de chercher, répondit-il en attrapant de quoi noter.
David connaissait Rémy pour l’avoir rencontré quelques semaines auparavant. Le jeune homme partageait les mêmes cours qu’Alexis à la Faculté et, maintenant que leur cursus universitaire touchait à sa fin, l’agence envisageait même de le recruter. La tête sur les épaules et pas le genre à s’affoler pour rien. S’il s’inquiétait pour Alexis, c’est que la situation avait dû nettement dégénérer. Ce qui, malheureusement, ne le surprenait pas outre mesure. La conversation qu’il eut avec l’étudiant ne fut pas de nature à le rassurer. Lorsqu’il raccrocha, il croisa le regard de Sofia.
— Un problème ? demanda-t-elle gentiment en attrapant l’assiette de pot-au-feu qu’Alima lui tendait.
— Alexis. Je pense qu’il vaudrait mieux que j’aille voir ce qui se passe. Alima, tu peux prévenir Bruno que j’aurai besoin de lui demain matin ? Je dois me rendre à Paris.
David sortit son trousseau de clés et pénétra dans l’appartement. Il posa un regard surpris sur la jeune femme en train de boire un café dans la cuisine. Un joli minois, même s’il regrettait son maquillage quelque peu outrancier, un pull-over moulant et une jupe plutôt courte dévoilant de longues jambes mises en valeur par des cuissardes en nubuck.
— À qui ai-je l’honneur ? demanda-t-il en haussant un sourcil surpris.
— Et moi ? répondit cette dernière avec une touche d’insolence.
— Je suis le propriétaire de cet appartement.
— Et moi une amie du locataire, visiblement, répondit-elle du tac au tac en attrapant son manteau. Mais mon devoir m’appelle… Ravie d’avoir fait votre connaissance, monsieur le propriétaire, termina-t-elle en quittant les lieux.
David la regarda partir quelque peu estomaqué, puis haussa les épaules en se dirigeant vers la chambre d’Alexis.
— David… ? glissa ce dernier en ouvrant un œil endormi. Tu m’avais pas prévenu… Désolé, la nuit a été un peu courte…
— Je m’en doute… commenta-t-il en découvrant l’état de la chambre.
Un godemiché et quelques sex toys traînaient par terre, perdus dans un fatras de vêtements, de cendriers et de bouteilles vides.
— Quand tu seras réveillé, j’aimerais qu’on parle un peu, termina-t-il en quittant la pièce.
La cuisine était à peine mieux rangée que la chambre et il poussa la vaisselle sale pour préparer le café. Il regagna le salon, sélectionna un disque, puis commença à boire en écoutant pensivement Charlie Parker égrener quelques notes sur son saxophone. Alexis avait été un adolescent plutôt turbulent, regorgeant d’ingéniosité lorsqu’il s’agissait de faire des tours pendables et jamais le dernier à montrer les poings. Mais derrière cette image de petit dur qu’il aimait donner se cachait une sensibilité à fleur de peau. Les événements de ces dernières semaines l’avaient sûrement beaucoup plus affecté qu’il ne voulait bien l’admettre. Même s’il n’était en rien responsable, clairement la culpabilité le rongeait de plus en plus. Une situation qui risquait fort d’entraîner un geste inconsidéré. Une heure plus tard, le jeune homme vint le rejoindre, les cheveux en bataille et encore plus débraillé que de coutume.
— Pourquoi t’es là ? demanda-t-il d’une voix pâteuse.
— Tout va bien ? répondit David.
— Ouais…
— Avec la tête que tu as, je pense que tu pourrais prétendre au premier rôle dans « La nuit des morts vivants ».
— Merci pour le compliment... Mais j’ai pas vraiment envie de postuler…
David se leva et revint quelques instants plus tard muni d’un verre et d’une tasse fumante qu’il tendit à Alexis.
— Commence par l’Alka-Seltzer, mentionna-t-il d’un ton ironique. Il reste du café si tu en veux encore.
— Tu ne m’as pas répondu, reprit Alexis une fois le médicament avalé. Pourquoi t’es là ?
— Tu n’as pas une petite idée sur la question ?
— Ça va… J’ai juste fait un peu la fête, c’est tout.
— Ce n’est pas ce qui me dérange.
— Alors c’est quoi ?
— Le nombre de bouteilles vides de whisky que j’ai découvert dans la cuisine.
— Et alors ?
— J’aimerais qu’on en parle.
— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? explosa Alexis. Que tout va bien ? Que je vais tirer un trait sur tout ça et laisser la vie reprendre son cours ?
— En substance, c’est un peu ça.
— Désolé, David. J’peux pas. Quand j’imagine ce sale petit bourge avec sa gueule de con, en train de se pavaner au volant de sa vieille corvette… Je n’ai qu’une envie, c’est d’aller lui faire avaler son acte de naissance, à ce connard.
— Très mauvaise idée. Dois-je te rappeler que tu t’es déjà chargé d’arranger « sa gueule de con » il n’y a pas longtemps ? Et si tu recommences, je ne suis pas sûr que les talents de Gauthier puissent te sortir de cette situation épineuse, cette fois.
— Alors voilà, c’est fini. Il s’en sort blanc comme neige. Il continue à vivre, lui, comme si de rien n’était…
— Nous t’avons fait une promesse, Alexis. Un jour, il devra payer la facture. — Quand ? Comment ?
— Moins tu en sauras, mieux ça vaudra. Mais auparavant, c’est à toi de tenir celle que tu nous as faite. Reste à l’écart de ce garçon. Arrête tout ça et pense un peu à ton avenir.
CHAPITRE 3
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Un portail en bois plutôt vétuste barrait le chemin d’accès. Alexis coupa le moteur et descendit de la voiture, suivi de près par Rémy. Il observa les alentours pensivement. L’endroit idéal pour se mettre au vert sans être dérangé par qui que ce soit.
— Tu sens cette odeur ? demanda Rémy.
— Ouais… Ça sent le roussi…
Ils parcoururent à pied une centaine de mètres avant de s’arrêter en jurant.
— Merde… Je crois qu’on arrive un peu tard… constata Alexis avec dépit en observant ce qu’il restait de la maison.
— J’espère qu’il n’y avait plus personne dans la baraque quand elle a brûlé…
— Il n’y a aucune bagnole. On peut imaginer que la mère était partie. Avec un peu de chance, la gamine avait suivi le mouvement.
Ils se séparèrent pour inspecter les lieux. Par endroits, les décombres étaient encore tièdes. Quoi qu’il ait pu se passer ici, cela ne remontait pas à plus de quelques jours.
— Alexis ! Viens voir par là… Ça te fait penser à quoi ? demanda Rémy en ramassant une vieille boîte de conserve.
— À des trous de balle… Et ce ne sont pas les boîtes qui manquent.
— Elle s’entraînait au tir.
— On dirait bien. Visiblement, elle ne s’en sortait pas trop mal, commenta-t-il en observant les boîtes l’une après l’autre. Si je comprends bien, on a une bonne femme suicidaire en pleine crise paranoïaque, qui se promène dans la nature avec un flingue dans les poches et une gamine malade. Bingo, on a gagné le gros lot ! Pas sûr que ça plaise à David, quand on va lui faire le topo.
— Je ne suis pas sûr qu’on en apprenne plus ici.
— Tu as raison. On se casse.
— Des idées pour la suite ?
— D’après le dossier, ce n’est pas la première fois qu’elle disparaît dans la nature. Elle est plutôt douée à ce jeu-là. La seule option qui nous reste est de faire intervenir David et son réseau. En espérant que l’un de ses guetteurs croise son chemin…
Alexis ignora superbement le maître d’hôtel qui se dirigeait vers lui d’un air affable et rejoignit d’un pas pressé la table occupée par Luc et David.
— Salut ! Je suis en retard ?
— Si peu, répondit David avec un haussement d’épaules. On a déjà commencé, continua-t-il en lui tendant la carte.
— C’est qui, le joli petit lot qui attire toutes les mouches, là-bas ? demanda Alexis en observant un attroupement qui se formait autour d’une table.
— Une célèbre musicienne.
— Et elle joue quoi ?
— De la flûte traversière.
— Ok, je passe mon tour. Pas mon style.
— Tu as tort. Mais ça serait peine perdue d’essayer de t’en convaincre.
Un serveur s’approcha diligemment de leur table.
— Vous avez choisi, Monsieur ?
— Ouais, vous me mettrez une tranche de votre pâté de campagne en entrée, répondit-il avec un sourire moqueur en montrant l’assiette de David.
— Vous voulez dire le foie gras ? releva le serveur avec une légère grimace.
— Ouais. Et votre steak après.
— Un bœuf de Kobé, poursuivit péniblement le serveur. Quelle cuisson ?
— J’aime quand c’est bien sanguinolent… répondit Alexis avec un sourire carnassier.
— Tu n’as pas un peu fini de te moquer d’eux, commenta David en voyant le serveur repartir avec une mine déconfite.
— Quoi ? Ce n’est pas de ma faute s’ils n’ont pas le sens de l’humour, ces pingouins !
— Bon, profite bien de ton repas, car après, tu reprends la route pour Limoges.
— Vous avez eu des touches ?
— Oui. Tu as rendez-vous demain matin. Mon informateur n’a pas une confiance absolue en sa source, mais pour l’instant je n’ai que ça. Je t’ai noté les coordonnées, termina-t-il en lui tendant un papier.
— Crêperie « A l’abordage ! » s’exclama Alexis en déchiffrant l’adresse sur le papier. T’as réussi à me dégotter la seule crêperie du Limousin ! Enfin, j’espère au moins qu’on y mange bien dans ce troquet.
— Sûrement moins bien qu’ici. Mais comme tu n’y vas pas pour manger… Je te laisse tâter le terrain et voir si la piste vaut le coup d’être suivie.
— Ok Boss. J’appelle Rémy pour lui dire que c’est inutile de déballer son sac.
— Alexis, je t’ai déjà dit que je n’aimais pas quand tu m’appelais comme ça…
— Bien, Messire ! répondit Alexis en éclatant de rire. C’est mieux, là ?
David leva les yeux au ciel en secouant désespérément la tête.
De vieux articles d’accastillage et des peintures au ton pastel décoraient les murs en pierre du petit restaurant. Avec un peu d’imagination, on aurait presque pu entendre le bruit des vagues et respirer l’air iodé de la mer. L’endroit ressemblait à une maison de pêcheur breton qui se serait égarée en plein cœur du limousin. L’odeur du café emplit leurs narines tandis que la vieille dame aux cheveux grisonnants s’affairait derrière son comptoir.
— Il va falloir que tu m’expliques un jour comment David fait pour recruter ses informateurs… souffla Rémy.
— Facile : tout ce qui a deux yeux, deux oreilles et qui est branché sur Internet. Si ça se trouve, même ta voisine fait partie de son réseau.
— La commère du quartier ? J’espère pas, sinon je suis mort !
La petite mamy les rejoignit quelques minutes plus tard et déposa sur la table du café accompagné d’une assiette regorgeant de sablés au beurre.
— Je dois avouer que j’ai un peu hésité avant de répondre au message. J’espère ne pas vous avoir fait venir pour rien… commença-t-elle en s’asseyant. Il s’agit du Général Oberst.
— Général ? releva Rémy en haussant un sourcil.
— Ce n’est pas vraiment un général, répondit-elle avec un sourire amusé. Mais ça lui fait plaisir quand on l’appelle comme ça… C’est notre vieux clochard. Parfois, il n’a plus toute sa tête, mais il ne ferait pas de mal à une mouche. Toujours est-il que lorsqu’il m’a raconté son histoire, je n’y ai pas vraiment prêté attention. J’ai cru qu’il avait abusé un peu sur sa bouteille, ça lui arrive souvent. Et puis, j’ai vu les photos. Cette petite fille, elle est tellement particulière… Pauvre enfant…
— Et où pourrions-nous rencontrer ce « Général » ?
— Il ne va pas tarder, il est toujours très ponctuel. Je lui offre son café, le matin… C’est une habitude de la maison.
Comme pour répondre à son invitation, un vieil homme dépenaillé poussa la porte d’entrée et vint s’asseoir près de la fenêtre. La petite mamy se leva pour aller le saluer.
— Général, je voulais vous présenter ces personnes. Elles sont venues spécialement de Paris pour vous rencontrer…
— De Paris ? Moi aussi j’ai habité Paris, au 22 quai des Orfèvres ! Vous connaissez l’île de la Cité ? Un endroit magnifique. Je me souviens lorsque j’y étais que…
— Général, ce n’est pas pour parler de vos souvenirs qu’ils sont venus.
— C’est pour l’extraterrestre, c’est ça ? chuchota-t-il. Je savais qu’il se tramait quelque chose…
— Oui, pour « l’extraterrestre » acquiesça Alexis en venant les rejoindre. Pourriez-vous nous raconter ce qui s’est passé ?
— Je l’ai vu, qui se cachait dans la voiture. Sa tête difforme, pas un poil sur le caillou, sa peau transparente… Il a voulu sortir de la voiture, mais la femme qui l’accompagnait est intervenue immédiatement. Une femme magnifique. Une telle beauté, cela ne peut pas être naturel, moi je vous le dis. Et quand j’ai vu le regard de cette femme… Des yeux de glace qui semblaient prêts à transpercer quiconque s’approchait. L’être s’est recroquevillé dans la voiture et il a disparu de ma vue.
— Est-ce qu’il s’agissait d’elle ? demanda Alexis en sortant une photo de sa poche.
— C’est elle ! s’exclama le vieil homme en écarquillant les yeux. Comment avez-vous eu ça ? C’est sûrement classé secret-défense ! J’ai toujours su que l’affaire Roswell était une énorme conspiration ! Ils nous ont menti, n’est-ce pas ? Il y avait bien des extraterrestres ! Et aujourd’hui, ils reviennent. Peut-être pour se venger. C’est bientôt la guerre, c’est…
— Non, je vous rassure, on ne craint rien. J’ai juste besoin de retrouver cette femme. Vous vous souvenez de la marque de la voiture ?
— Ils ont dû camoufler leur soucoupe volante dans un coin... Ils se déplaçaient dans une voiture, vous savez avec quatre roues…
— D’accord, une voiture avec quatre roues, répondit Alexis en faisant de violents efforts pour garder son calme. La couleur, au moins ?
— Grise, ou peut-être noire. Non, en fait je crois qu’elle était bleue…
— Vous avez peut-être remarqué la direction qu’ils ont prise, lorsqu’ils sont repartis ?
— Vous plaisantez ? J’ai détourné le regard… Je ne voulais pas avoir de problèmes. Vous imaginez ce qu’ils auraient pu me faire ? Je n’avais pas envie de finir désintégré, ou peut-être même pire, vous savez comme…
Le vieil homme commença à partir dans un discours de moins en moins cohérent tandis qu’Alexis et Rémy échangeaient un regard désespéré. Ils réussirent tant bien que mal à mettre un terme à la conversation et s’éclipsèrent sans en apprendre plus. Une fois dans la rue, Rémy se tourna vers son ami avec un regard sceptique.
— Complètement barré, le vieux… Tu penses quoi de son histoire ?
— On avance à petit patapon.
— Pardon ? demanda Rémy.
— Oui, on rame quoi !
— T’es sûr que tout va bien, Alexis ?
— Oui, t’inquiète. C’est de la faute à Éric et Wyatt, deux barjos que j’ai rencontrés ce week-end. Toi qui es plutôt intello, ils devraient te plaire. Toujours est-il qu’il y a de fortes chances que ce soit elles. Des gamins atteints de progeria, ça ne court pas les rues. Mais même si elles sont passées ici, cela ne nous dit pas où elles sont maintenant.
Le portable d’Alexis se mit à sonner et celui-ci décrocha d’un geste machinal. Il passa un certain temps au téléphone et, lorsqu’il raccrocha, un sourire satisfait avait remplacé son air préoccupé.
— Les affaires reprennent, annonça-t-il à Rémy. La mère a été vue, seule cette fois, à une trentaine de kilomètres d’ici. Si la gamine n’était plus avec elle, cela signifie qu’elle a trouvé une planque dans la région. On sait déjà qu’elle n’a pas de famille ou de relations dans le secteur. Les hôtels, on oublie, elles ne passeraient pas inaperçues. Reste les locations, les gîtes, etc. Justin est déjà en train de plancher là-dessus. Il fait le tour des agences et des maisons isolées qui correspondraient au profil. Nous, on va aller rendre une petite visite à ce nouveau témoin, pendant ce temps. Rassure-toi, ajouta-t-il avec un clin d’œil, il paraît qu’il est nettement plus fiable !
— Il y a une autre raison qui pourrait expliquer l’absence de la fillette… Tu y as pensé ?
— David veut qu’on retrouve cette gamine et on va la retrouver, rétorqua Alexis d’un ton déterminé.
CHAPITRE 4
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La porte s’ouvrit brutalement et une vive lumière inonda la pièce. La jeune femme mit quelques secondes à surmonter l’éblouissement, avant de reconnaître la silhouette massive qui se dirigeait vers elle. La morsure sur le poignet de son ravisseur, souvenir de sa lutte désespérée pour tenter de lui échapper, n’avait pas totalement disparu. La lueur sadique qu’elle décela dans son regard la fit frissonner mais, paradoxalement, elle se sentit quelque peu rassurée. Ce n’est pas lui qu’elle redoutait le plus. Celui dont le nom même la faisait frémir n’était pas revenu la voir depuis le début de sa captivité. Il aimait jouer avec ses proies, il savait combien l’attente pouvait également se révéler un supplice. Elle était totalement à sa merci et il en prenait un plaisir infini. Désormais, seule la mort pourrait la libérer d’un tourment sans fin. Sa lutte perpétuelle contre le sommeil, afin d’éviter ce moment où elle était la plus vulnérable, commençait à se faire ressentir. Les heures passaient et elle savait que le plus dur restait à venir. L’image de Mikael traversa son esprit et elle sentit une boule se former au creux de son ventre. Elle se mordit les lèvres jusqu’au sang. Elle devait l’oublier, effacer tout souvenir de son esprit. C’était le seul moyen de le préserver.
Melissa était là, l’observant d’un regard langoureux. Il s’approcha de sa bouche sensuelle pour l’embrasser longuement. Il se mit à caresser sa peau douce, s’enivrant de son parfum. Ils se retrouvèrent allongés sur son lit, submergés par un désir mutuel. Il voulait que cette nuit ne se termine jamais. Des aboiements troublèrent le silence de la pièce, avant de se transformer en grondements menaçants. Le chien apparut, la gueule grande ouverte, montrant ses crocs à une silhouette invisible. Le monde se mit à tourner autour de lui, le décor se déforma lentement, comme une anamorphose qui dévoilait lentement ses différentes facettes. Un froid immense s’empara de lui et il commença à chuter dans des profondeurs abyssales. Mikael se redressa brutalement dans son lit, le front couvert de sueur. Le cauchemar finit par se dissiper mais le malaise persista pendant un long moment. Il quitta sa chambre pour se rendre dans celle de Melissa. Elle était vide, à l’exception du chien sagement couché sur le tapis. Ce dernier dressa une oreille en l’entendant arriver, avant de reposer tristement son museau sur ses pattes. Ce n’est pas lui qu’il attendait patiemment.
Mikael s’assit sur le lit et se prit la tête entre les mains. Il lui avait suffi d’une nuit pour comprendre qu’il ne pourrait désormais plus vivre sans elle. Il était prêt à lui offrir un amour inconditionnel. Mais elle l’avait repoussé, sans un mot et sans la moindre explication. Blessé dans son orgueil, il avait fui. Malgré ce danger qui rôdait autour d’elle, il l’avait laissée tomber. Quand il avait réalisé son erreur, c’était déjà trop tard. Il n’avait trouvé qu’une maison vide et silencieuse à son retour. S’il lui arrivait quoi que ce soit, jamais il ne pourrait se le pardonner.
Il se leva et s’habilla rapidement pour passer prendre un café dans la cuisine. Après un moment d’hésitation, il attrapa ses clés de voiture et quitta la maison. Marc serait sûrement chez lui. Il avait besoin d’avancer.
Marc poussa une pile de paperasse, de factures et de relevés de comptes qui traînaient sur son bureau pour s’emparer d’un dossier.
— Voilà ce que j’ai trouvé, dit-il en tendant quelques feuillets à Mikael. Rien qui prouverait l’existence du moindre lien entre Charles de Rivera et le Cercle Manteia. Tu continues à penser que c’est lui qui dirige cette secte ?
— J’en suis persuadé. Et je n’ose imaginer le nombre de personnes qui ont disparu dans son sillage.
— C’est qui, ce type, d’après toi ? Un gourou cannibale qui dévore ses adeptes ?
— C’est pire que ça, Marc… Il aspire leur vie, il dévore leur âme, il s’insinue dans leurs pensées, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une carcasse vide.
— Et il détient cette fille… Qu’est-ce qu’elle représente pour toi, Mike ? Il s’est passé quelque chose entre vous ?
Mikael se contenta d’acquiescer lentement de la tête.
— Ok. Je ne t’en demande pas plus. On va la retrouver… Il reste encore des pistes à explorer.
— Dans combien de temps ? Et dans quel état… rétorqua Mikael d’un ton amer. Chaque jour qui passe peut prendre la forme d’un véritable calvaire. Il suffit de regarder les stigmates laissés sur le jeune Jérémy…
Elle avait usé toutes ses forces pour lui résister. Elle avait essayé jusqu’au bout d’accomplir la mission qui lui avait été confiée. Mais désormais, c’était trop tard. Son corps n’était plus que douleurs et son esprit ne lui appartenait plus. Elle avait atteint ses limites, celles qu’aucun être humain ne pouvait dépasser. Le moment était venu de renoncer. Une présence lumineuse se matérialisa à ses côtés et elle la regarda s’approcher avec un soulagement intense.
— Viens Mel, souffla l’être évanescent en lui tendant la main. C’est fini.
CHAPITRE 5
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Les rires fusaient dans l’agréable pavillon de banlieue lorsque Jérémy franchit la porte d’entrée. Laura se précipita à sa rencontre et il aperçut Gabrièle, occupée à ranger les courses.
— Jérémy, tu viens au restaurant avec nous ce soir ? lui lança la fillette de sa petite voix flûtée.
— Non, je ne pense pas…
— S’il te plaît ! insista-t-elle. On va chez Paul, on mange super bien !
— Je pense que vous avez peut-être envie de vous retrouver en famille, pour une fois.
— Maman, dis quelque chose ! s’écria Laura en se tournant vers sa mère.
— Tu fais partie de la famille, maintenant, Jérémy, intervint Gabrièle en se tournant vers lui. Les enfants seraient ravis que tu nous accompagnes. Bruno et moi également.
Ils s’observèrent silencieusement et Jérémy finit par acquiescer de la tête.
— D’accord. Mais si c’est possible, j’aimerais prendre une douche avant.
— Tu as le temps. Bruno n’est pas encore rentré et j’ai réservé pour vingt heures.
Jérémy passa par sa chambre pour poser son sac et attraper quelques affaires propres. L’eau chaude de la douche lui fit le plus grand bien et il s’attarda plus longtemps que de coutume. C’est un plaisir qui lui avait manqué ces dernières années. Il n’avait pas fini de se rhabiller et tenait encore son tee-shirt dans les mains lorsque la porte de la salle de bains s’ouvrit.
— Oh, pardon ! s’exclama Laura en voyant que la place était prise, avant d’écarquiller les yeux en découvrant le dos de Jérémy. Qu’est-ce que tu t’es fait ? demanda-t-elle d’une voix horrifiée.
— Rien. File, maintenant, répondit-il d’un ton légèrement agressif.
Il s’en voulut en voyant le visage de la fillette se décomposer. Ce n’était pas de sa faute. Le verrou de la salle de bains était cassé et Bruno n’avait pas encore pris le temps de le réparer. Il enfila son tee-shirt puis passa la rejoindre dans sa chambre. Il poussa la collection de mustangs d’Alex qui traînait par terre et s’assit au pied du lit, à côté de la fillette.
— Excuse-moi, Laura. Je n’aurais pas dû te parler comme ça.
— Je croyais que tu avais fini…
— Je sais. Ce n’est pas grave.
— Qu’est-ce que tu as sur le dos ? demanda-t-elle d’une petite voix.
— C’est rien. Oublie ça et n’en parle à personne.
— Pourquoi ? Tu as honte ? Moi j’ai pas honte de mes cicatrices, ajouta-t-elle en exhibant fièrement ses genoux écorchés.
— Ce n’est pas ça. Disons que ça me rappelle de mauvais souvenirs et que je n’ai pas envie d’en parler. Tu ne diras rien à personne, même à Alex ou à tes parents ? Tu me promets ?
— D’accord… répondit-elle en se blottissant contre lui.
Il la serra gentiment dans ses bras et resta un long moment perdu dans ses pensées. Depuis qu’il était arrivé dans cette maison, Laura était le rayon de soleil de son existence. Elle avait accepté ce demi-frère tombé du ciel sans poser la moindre question, se contentant de lui offrir tout l’amour dont elle était capable. Parfois, il ne pouvait s’empêcher de s’interroger. Gabrièle et Bruno l’avaient accueilli à bras ouverts, mais n’était-ce pas la pitié ou la culpabilité qui motivait leur geste ? Sa place était-elle réellement parmi eux ? Et surtout, avait-il vraiment le droit de perturber ainsi leur existence paisible ? D’apporter chez eux tant de noirceur…
Le Chicoutimi était un restaurant d’habitués, situé à quelques rues de la maison. L’éclairage tamisé, les nappes colorées disposées sur de jolies tables rondes et les bouquets de fleurs qui égayaient la pièce rendaient l’atmosphère très chaleureuse. Le propriétaire s’approcha d’eux avec un large sourire et souleva la fillette dans ses bras.
— Ma petite Laura ! s’exclama-t-il en l’embrassant sur les deux joues. Tu es plus belle de jour en jour ! Dans quelques années, tu vas pogner les garçons, ça c’est sûr… Ça me fait plaisir de vous revoir, continua-t-il en se tournant vers les autres membres de la famille. Je vous ai réservé votre table. Allez vous installer, j’arrive.
— Paul est le parrain de Laura, expliqua Gabrièle à Jérémy, tandis qu’ils prenaient place autour d’une table. Un Québécois pure souche, qui a épousé l’une de mes amies il y a une quinzaine d’années.
— Moi, je te conseille le poutine, glissa Laura à Jérémy.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Jérémy en attrapant la carte.
— Tabarnak ! s’exclama Alex en imitant l’accent du patron. Il ne connaît pas le poutine, ajouta-t-il avant d’éclater de rire.
— C’est des pommes de terre avec du fromage. Au Canada, on n’arrêtait pas d’en manger. C’était trop bien, le Canada.
— Moi j’ai préféré l’Île Maurice. Tu te rappelles Trou d’eau douce ? demanda le petit garçon à sa jumelle. Il y avait une super plage et la mer, qu’est-ce qu’elle était belle… continua-t-il à l’attention de Jérémy. J’ai même essayé la plongée avec Papa. Laura, elle n’a pas voulu, elle avait peur… Et toi, tu as visité quels pays ?
— Aucun.
— Aucun ? Tu n’as jamais voyagé ? Comment ça se fait ? Nous, on a…
— Alex, l’interrompit sa mère en faisant des gros yeux. Arrête un peu de parler et regarde plutôt la carte pour choisir ce que tu vas manger.
Jérémy avait gardé un visage impassible, mais elle devinait combien ce genre de remarques risquait de le blesser. Sans connaître vraiment son passé, il était clair que la vie qu’il avait menée dans sa famille d’accueil n’avait rien en commun avec l’enfance insouciante des jumeaux. Une certaine tristesse l’envahit. Le bonheur qu’elle avait ressenti, en retrouvant enfin ce fils disparu, était toujours intact mais, avec le temps, elle s’était rendu compte à quel point les choses seraient difficiles. Elle avait imaginé qu’il accepterait de se confier à elle, de partager son histoire. Elle avait multiplié les efforts pour gagner sa confiance. Parfois, elle aurait aimé le voir réagir, voire même exploser, se mettre en colère. Même si c’était pour lui reprocher de l’avoir abandonné. Tout plutôt que cette distance qui semblait les séparer comme un mur. Bruno la morigénait parfois : « Laisse-lui du temps… Après tout ce qu’il a traversé, c’est ce dont il a le plus besoin. Comment veux-tu qu’il fasse confiance du jour au lendemain à des étrangers comme nous ? Car c’est ce que nous sommes, en réalité… Nous devons lui montrer que désormais, il n’a plus rien à craindre et qu’il peut compter sur nous. Jérémy est un gentil garçon, il fait tout ce qu’il peut pour nous plaire. Mais on ne peut pas lui demander de tirer un trait sur vingt ans de sa vie du jour au lendemain… ». Pourtant, c’est ce qu’elle aurait voulu. Qu’il oublie le passé pour entamer une nouvelle vie. Qu’il comprenne que jamais plus, elle ne l’abandonnerait.
— Demain, on emmène les enfants à la Villette, reprit-elle. Tu voudras nous accompagner ?
— On va visiter un sous-marin, s’exclama Alex les yeux brillants.
Jérémy les regarda l’un après l’autre, s’attardant plus longuement sur le visage plein d’espoir de Laura, avant d’accepter la proposition d’un hochement de tête.
— Je l’ai localisé. Vous aviez raison, il a fini par retrouver sa mère. Il s’est installé chez elle, avec son mari et ses deux gosses.
L’homme laissa échapper un sourire satisfait. L’existence des enfants serait sûrement un plus, si Jérémy se montrait trop récalcitrant. Il était temps que ses vacances se terminent, qu’il revienne parmi eux. Et avec lui, l’original de ce maudit cahier.
— C’est bien. Tu sais ce qu’il te reste à faire, maintenant ?
— Oui.
HORS SERIE
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« 9 h 12, oh la la, je suis vraiment en retard ! Vingt minutes, le train part dans vingt minutes ! » se dit Géraldine, tout en regardant sa montre. Le miroir de la salle de bains lui renvoya l’image d’une jeune fille épuisée, les cheveux en bataille. Lire quelques pages avant de s’endormir était une habitude à laquelle elle n’avait jamais pu déroger, même à une heure plutôt tardive. Mais hier, les quelques pages s’étaient transformées en la moitié du livre. Il était plus de deux heures lorsqu’elle avait éteint la lumière. Guère étonnant qu’elle n’ait pas entendu son réveil. Elle s’empara de son peigne, essaya de remettre en place son épaisse tignasse rousse, puis se maquilla rapidement. « Je crois qu’on ne pourra pas mieux faire aujourd’hui… », souffla-t-elle avec une grimace au miroir. Elle sortit de la salle de bains, enfila son manteau, attrapa son sac et son livre et quitta l’appartement au pas de course. Huit minutes pour atteindre la gare… Elle piqua un sprint dans la rue, évita de justesse une grand-mère qui promenait un horrible saucisson sur pattes, faillit s’étaler sur les gravillons en atteignant le parking, puis arriva sur le quai au moment où le train s’immobilisait. « Ouf », pensa-t-elle en allant s’affaler sur les banquettes. L’heure d’affluence était passée et le train n’était qu’à moitié rempli. Elle sortit le livre de son sac et reprit l’histoire où elle l’avait laissée la veille.
— Billets, s’il vous plaît !
La voix du contrôleur la rappela à la réalité et elle lui tendit machinalement son titre de transport. Au moment où elle s’apprêtait à replonger dans sa lecture, son regard se posa sur la personne assise en face d’elle et elle crut qu’elle allait défaillir. « Jérémy… » pensa-t-elle sans arriver à y croire. Son imagination devait lui jouer des tours. Mais non, il était là, reconnaissable entre tous. Le jeune homme récupéra son ticket sans lui prêter la moindre attention et se remit à contempler le paysage qui défilait derrière la vitre. Elle sentit son cœur se serrer en relevant l’infinie tristesse qui se dégageait de son regard.
Le train finit par s’immobiliser Gare Saint Lazare dans un horrible crissement métallique et elle n’avait toujours pas pris sa décision. L’ignorer et se rendre au bureau, comme tous les matins, ou alors… C’était de la pure folie. Cependant, elle n’aurait sans doute pas de seconde chance et elle risquait de le regretter toute sa vie. La journée passa sans même qu’elle s’en rende compte. Comme un robot, dans un état second, elle se contenta de le suivre. S’arrêtant lorsqu’il s’arrêtait, se remettant à marcher lorsqu’il repartait. Jamais elle ne le quitta des yeux. La nuit commençait à tomber lorsqu’elle le vit s’approcher d’une boîte à lettres, sortir une épaisse enveloppe de son sac à dos et la glisser dans la fente. Son cœur ne fit qu’un tour. Elle ne pouvait pas le laisser faire ça. Elle lança un regard à la ronde pour vérifier que personne ne s’intéressait à elle, sortit un trousseau de clés de sa poche et ouvrit discrètement la boîte pour récupérer l’enveloppe. Pour la première fois de sa vie, elle ressentit une immense satisfaction à l’idée de travailler pour les services postaux. La silhouette s’éloigna et elle accéléra le pas pour la rattraper. Il finit par s’immobiliser sur un pont et s’accouda à la rambarde, observant pensivement les bateaux-mouches qui flottaient doucement sur la Seine.
— Il ne faut pas faire ça… glissa-t-elle en allant s’installer à côté de lui.
Le jeune homme se tourna vers elle et lui adressa un regard surpris.
— On se connaît ?
— Moi je vous connais, répondit-elle doucement. Je vous ai observé toutes ces années…
— C’est lui qui vous envoie ? rétorqua-t-il d’un ton fatigué. Vous pouvez lui dire qu’il n’aura jamais ce qu’il veut.
— Non ! s’exclama-t-elle en secouant la tête. Ce n’est pas lui ! Je veux vous aider. Je sais ce que vous avez l’intention de faire. Il ne faut pas, je vous en prie, reprit-elle en masquant difficilement ses sanglots.
Il la dévisagea avec une intense curiosité. Des frissons envahirent tout son corps. Elle aurait aimé se perdre dans la profondeur de ce regard et ne jamais refaire surface.
— Si vous savez ce que j’ai l’intention de faire, vous savez également pourquoi. Il n’y a pas d’autre issue.
— Si ! Je connais des gens qui pourraient vous aider. Faites-moi confiance…
— C’est trop tard de toute façon, répondit-il en secouant lentement la tête.
— À cause de ça ? reprit-elle en sortant l’enveloppe de son sac.
— Comment avez-vous eu ça ? demanda-t-il sans pouvoir dissimuler sa surprise.
— Ça n’a pas d’importance… La seule chose qui compte… c’est que je ne veux pas vous voir disparaître. Pensez à votre famille, pensez à Laura. On a tous besoin de vous…
Il détourna son regard et se replongea dans sa contemplation
— J’ai un marché à vous proposer. Laissez-moi une nuit. Une nuit pour essayer de vous convaincre que cela vaut le coup de continuer. Si demain matin, vous êtes toujours décidé, alors je vous rendrai cette enveloppe. Vous pourrez la poster à nouveau et faire ce que vous voulez. Je ne chercherai plus à intervenir.
Elle crut qu’il n’allait jamais lui répondre. Qu’il allait rester là, immobile, jusqu’à ce que l’irrémédiable se produise.
— Une nuit, finit-il par glisser en hochant la tête.
Elle s’empara doucement de sa main et l’entraîna vers une bouche de métro. Où aller, sinon chez elle ? Pendant le temps que dura le trajet pour regagner l’appartement, ils ne prononcèrent pas le moindre mot. Une nuit, pensa-t-elle tandis qu’ils atteignaient enfin leur destination. Une nuit qui allait sans doute changer le cours de l’histoire.
— Vous avez faim ? demanda-t-elle en posant ses affaires dans l’entrée.
Il secoua la tête et elle l’entraîna dans le salon.
— Installez-vous, faites comme chez vous.
— Qui êtes-vous ? Qui vous a informée ?
— Ça serait trop long à expliquer. Je sais simplement que l’histoire n’est pas terminée. Qu’il ne faut pas baisser les bras.
— Nul ne peut quitter le Cercle.
— Si. Et si vous me laissez le temps, je pourrai vous le prouver.
— Pourquoi ? Qu’avez-vous à y gagner ?
Elle hésita avant de lui répondre. Comment lui expliquer qu’elle avait l’impression de le connaître depuis toujours ? Qu’elle ne supportait pas l’idée de le perdre, maintenant qu’elle l’avait enfin trouvé… Elle hésita encore, puis approcha doucement sa main de son visage pour lui caresser la joue. Pour la première fois depuis qu’elle l’avait rencontré, elle eut l’impression de discerner une étincelle de vie dans son regard. Tout n’était peut-être pas perdu, en fin de compte. Elle prit ça comme un encouragement et se pencha vers lui pour l’embrasser. Une nuit pour le convaincre de rester avec elle.
— Mademoiselle ! entendit-elle tandis que quelqu’un lui secouait l’épaule. Vous êtes au terminus. Vous devez descendre du train maintenant.
Géraldine ouvrit les yeux et mit quelques instants à réaliser l’endroit où elle se trouvait. Elle observa longuement le livre toujours ouvert sur ses genoux et sentit une immense tristesse l’envahir. Elle était de retour dans la réalité. Une réalité où Jérémy n’avait pas sa place.
CHAPITRE 6
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— Tu crois que j’y retournerai un jour ? souffla Nicolas.
— Peut-être pas, répondit Mathilde.
— Ils étaient tellement méchants…
— Je sais.
— Une fois, ils m’ont même volé Doudou, continua le petit garçon en caressant doucement sa souris en peluche. Ils disaient que seuls les bébés avaient besoin d’un doudou. Ils se sont mis à le lancer en l’air, alors j’essayais de le rattraper. Ça les faisait rire. Après, je me suis mis à hurler. Ils ont ri encore plus fort. Et puis, j’ai fini par pleurer. Eux, ils ont continué à rire…
— Je sais. Moi aussi, ça m’est arrivé. Ils se moquaient toujours de moi. J’étais stupide, j’étais laide… Un jour, j’ai décidé de me réfugier là où ils ne peuvent plus m’atteindre. Tu sais…
— Oui… répondit Nicolas en hochant la tête.
— J’ai imaginé que maman me chantait une chanson. Elle a une si jolie voix ! Du coup, je me suis mise à sourire. Ils m’ont regardée comme si j’étais folle, puis ils sont partis l’un après l’autre. Après, comme je ne pleurais plus jamais, ils ont fini par se lasser et ils m’ont laissée tranquille. Il faudra que tu essayes la prochaine fois. Promis ?
Nicolas ne répondit rien et la fillette insista.
— Promis, Nicolas ?
— Yessssss, finit-il par dire doucement.
— Yes ?
— Oui, Yessssss. Papa, il adore dire ça ! J’aime bien ce mot, on a l’impression d’entendre le bruit du vent… C’est comme si je me trouvais dans une belle prairie, toute verte… Le vert est tellement paisible…
— Tu as oublié les éléphants tous gris.
— Oui, les éléphants ! répondit Nicolas en riant.
Ils se prirent la main et se mirent à sourire, perdus dans leur rêve commun, celui d’un monde où la méchanceté n’existait pas.
Anne sentit une vague de bonheur la submerger tandis qu’elle observait les deux enfants. Elle se tourna vers la directrice du centre avec un regard reconnaissant.
— Nicolas a tellement changé, depuis qu’il vient ici… C’est la première fois qu’il se lie d’amitié avec un autre enfant.
— Ils sont inséparables. Ils se comprennent tellement bien…
— Nicolas ne donne pas son amour facilement. Mais lorsqu’il le fait, c’est sans concession. Annabelle et Pierre ne sont pas encore venus chercher Mathilde ? poursuivit-elle en posant son regard sur la fillette.
— Non, Annabelle va avoir du retard. Mais cela n’a pas d’importance, je dois finir quelques dossiers urgents. Je vais l’emmener dans mon bureau et lui donner un livre. Elle sait s’occuper seule.
— Merci encore et bonne soirée, répondit Anne en saluant la directrice pour aller chercher son fils. Bonsoir Mathilde. Tu viens, Nicolas, on rentre à la maison ?
Ils abandonnèrent le centre pour regagner le parking d’un pas tranquille.
— La journée s’est bien passée ? demanda-t-elle en faisant démarrer son véhicule.
Il se contenta d’acquiescer de la tête avec un sourire lumineux. Elle n’insista pas. Lorsque Nicolas n’avait pas envie de parler, mieux valait le laisser seul avec ses pensées. Le principal, c’est qu’il semblait tout à fait bien ce soir.
Cela faisait des années qu’ils se battaient pour Nicolas. Le petit garçon n’était pas méchant, juste différent… Trouver un endroit adapté pour l’accueillir était devenu le principal objet de leurs préoccupations. Ils s’étaient engagés dans un véritable parcours du combattant, parsemé d’embûches et de désillusions. La lassitude avait fini par venir à bout de leurs espoirs, jusqu’au jour où un organisme les avait orientés vers ce centre spécialisé pour enfants autistes. La vie avait alors changé du tout au tout.
La lumière du bureau brillait dans la maison lorsqu’ils arrivèrent à destination. Antoine n’avait sans doute pas fini de travailler.
— On dîne dans une demi-heure, annonça-t-elle en allant le rejoindre, le temps que je finisse de ranger le linge.
— Je n’en ai plus pour longtemps, répondit Antoine. Comment va Nicolas ?
— Bien. Il est parti jouer dans sa chambre. Tu aurais dû voir son visage, lorsqu’il se trouvait avec Mathilde. Parfois, j’ai encore du mal à y croire…
— Je suis certain que ça va aller de mieux en mieux, désormais. Il suffit de voir les progrès qu’il a faits, même à la maison !
— Au fait, demanda Anne, tu as pris rendez-vous avec le garage pour changer les amortisseurs ? Le grincement me donne la chair de poule…
— Oui, la semaine prochaine. Je finis ça, dit-il en se remettant à travailler, et je vous rejoins.
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— Je n’aime pas cette odeur, dit Mathilde.
— Quelle odeur ? demanda la directrice en relevant le nez de ses papiers.
— L’odeur ! Tu ne sens pas ? Elle vient du couloir…
La jeune femme secoua négativement la tête. Il faut dire qu’avec le rhume qu’elle se traînait depuis le début de la semaine, son odorat était quelque peu déficient. Elle se leva et ouvrit la porte du bureau. L’odeur de fumée la saisit à la gorge et elle s’approcha avec inquiétude de l’ascenseur et de l’escalier. La poignée de la porte était brûlante. Elle fit demi-tour et retourna au pas de course dans son bureau. Elle composa d’une main tremblante le numéro des pompiers sur son portable. Aucune chance de s’échapper par la fenêtre du troisième étage, pensa-t-elle avec désespoir en observant la cour en bitume qui s’étalait une dizaine de mètres plus bas. Suivant les conseils qui lui avaient été donnés par son interlocutrice, elle s’empara de sa bouteille d’eau et en arrosa copieusement sa veste, qu’elle utilisa pour calfeutrer la porte. Puis elle déchira son écharpe, l’humidifia également et en tendit un morceau à Mathilde.
— Allonge-toi par terre, tu respireras mieux. Les secours ne vont pas tarder à arriver.
— Tu es sûre ? demanda la fillette qui commençait à s’affoler.
— Oui. Ne t’inquiète pas, tout va bien se passer, répondit-elle d’une voix qui se voulait assurée.
Elle la poussa le plus près possible de la fenêtre et s’allongea à côté d’elle. La caserne n’était pas très éloignée du centre, mais elle ignorait combien de temps il leur faudrait pour arriver jusqu’ici.
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— On a assuré comme des bêtes ! s’exclama Laurent. Même pas besoin de sortir l’artillerie… T’as vu la tête de Renaud ? Je crois qu’on l’a impressionné.
— Mouais… répondit Valentin en observant machinalement l’entaille dans son pouce qu’il s’était faite en brisant le carreau.
— Ça va, tu vas pas en faire un drame, commenta Laurent en observant la blessure. Bon, on va fêter ça ?
— Non, je suis claqué, je crois que je vais aller me pieuter.
— Tu rigoles ? On a réussi l’examen de passage, mec ! On est des « 88 » maintenant. Faut aller arroser ça !
— Non, désolé pas ce soir. Demain…
— Tant pis pour toi. Garde-le, ton sale caractère… commenta Laurent en se dirigeant vers sa vieille moto. On se voit demain.
Valentin le regarda partir d’un air songeur. Contrairement à ce qu’il avait dit à Laurent, ce n’est pas la fatigue qui l’avait retenu. Plutôt un sentiment de malaise qui ne l’avait plus quitté depuis qu’ils avaient regagné le repaire. Cela faisait des années qu’il rêvait d’intégrer la faction de Renaud. Des années qu’il attendait ce moment avec impatience, celui où il aurait enfin franchi avec succès l’ « examen de passage ». Mais en voyant l’incendie se propager dans l’immeuble, ce soir, il n’avait ressenti aucun plaisir. Il ne pouvait s’empêcher de se demander en quoi brûler un bâtiment qui servait à accueillir des mômes attardés allait pouvoir changer le monde. Il haussa les épaules et quitta le parking pour rejoindre les tours de sa cité.
CHAPITRE 7
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— Les nodules parenchymateux présents dans le champ pulmonaire droit se sont multipliés. Nous sommes face à des métastases qui impliquent la reprise des traitements…
Le reste de la conversation sembla se perdre dans une brume opaque. Kate avait l’impression de s’être métamorphosée en une figurine de plomb, incapable de faire le moindre geste. Elle était venue à ce rendez-vous en toute confiance, persuadée que le pire était derrière elle et que cette visite de contrôle ne serait qu’une simple formalité. Elle était fatiguée, certes, mais ce n’est pas en quelques mois que son corps pouvait oublier tout ce qu’on lui avait fait subir. Elle n’était pas préparée à entendre ça. Le monde était en train de s’écrouler.
— Mlle Armesch, tout va bien ? demanda l’oncologue d’une voix compatissante.
— Oui, oui… dit-elle en ramassant les papiers étalés sur le bureau.
— On se revoit donc dans quinze jours, termina-t-il en lui serrant la main.
Kate quitta le bureau du médecin d’une démarche mécanique et sortit du bâtiment pour rejoindre sa voiture. Elle ne pouvait pas rentrer à la maison dans cet état. Elle démarra son véhicule et se dirigea vers le centre-ville, avant de bifurquer vers le bord de mer. Le parking de la plage était désert, à l’exception d’un vélo cadenassé à un lampadaire. Guère surprenant. Ce petit village breton ne connaissait d’effervescence que durant les vacances scolaires. Le reste du temps, surtout en pleine semaine, il se transformait en ville fantôme. Elle se rendit sur la plage, fit quelques pas dans le sable puis obliqua vers un sentier qui se perdait dans la lande. Le vent balayait les ajoncs et la bruyère avait revêtu son manteau pourpre. Elle respira profondément l’air iodé avec un sentiment d’impuissance. Dans combien de temps la toux et les douleurs viendraient-elles ponctuer son quotidien ? Combien de temps faudrait-il à son corps pour renoncer à lutter ? Elle connaissait les pronostics, plutôt sombres, de ce type cancer. Quelques années tout au plus, avec un peu de chance, quelques mois si celui-ci se révélait particulièrement agressif. Elle se promena pendant presque deux heures pour essayer de vider son esprit et de retrouver son calme. Mais sans succès. Elle finit par mettre un terme à sa balade. Il était temps de rentrer.
Lorsqu’elle regagna la maison, elle aperçut son père qui s’activait dans son jardin potager. Il redressa la tête en la voyant et lui adressa un regard affectueux.
— Tout va bien, ma petite chérie ?
Le silence éloquent qui lui répondit suffit à faire disparaître le sourire de son visage buriné. Il posa ses outils et l’observa d’un air inquiet.
— Viens, dit-il en l’entraînant vers la cuisine. J’avais envie d’une tasse de thé. Je suis sûr que cela te fera du bien également.
Le vieil homme se lava les mains, s’affaira quelques minutes puis vint s’asseoir en face de sa fille après avoir déposé deux tasses fumantes sur la table.
— Qu’est-ce que le médecin a dit ?
— Je recommence les traitements dans quinze jours, souffla Kate sans pouvoir masquer son désespoir.
— Tu vas t’en sortir, ma petite chérie…
— Pas cette fois, papa. Les poumons sont atteints.
— Ce n’est pas une saleté de crabe qui viendra à bout de toi ! Tu es forte, tu y arriveras. On y arrivera, tous les deux…
— Je ne sais pas. Je crois que je vais aller me reposer un peu…
— Si tu veux. Ne t’inquiète pas pour le dîner, je vais m’en occuper, termina-t-il en la regardant partir, la gorge serrée.
Kate regagna sa chambre et observa quelques instants son visage blafard dans le miroir. Il n’y a pas si longtemps, son simple reflet lui faisait monter les larmes aux yeux. Pendant des mois, elle avait supporté les traitements agressifs et les effets subséquents sans jamais se plaindre. Parfois pliée en deux par la douleur, épuisée par ce combat de tous les instants. Elle avait vu ses cheveux tomber, ses ongles noircir, sa beauté se flétrir. Mais jamais elle n’avait perdu de vue la petite lumière qui illuminait le bout du tunnel. « Tu es une battante, ma fille », lui répétait continuellement son père. Jusqu’au jour où ce cauchemar avait pris fin. La victoire finale. Enfin, elle y avait réellement cru. Elle s’était remise à penser à l’avenir, persuadée que la vie lui offrait une seconde chance. Mais ce n’était qu’une sinistre plaisanterie. Le seul chemin qui s’offrait à elle, désormais, était une voie sans issue.
Elle s’allongea sur son lit, laissant son regard errer sur le plafond grisonnant. Des visages défilèrent dans son esprit, comme un trombinoscope de tous ceux qui avaient croisé son chemin. Qu’avait-elle fait réellement de sa vie ? Elle avait tout donné à son travail, persuadée qu’elle œuvrait pour le bien de l’humanité. Jusqu’au jour où on l’avait jetée dehors, comme une malpropre. Et comme si cela n’était pas suffisant, quelques mois plus tard, cette affreuse maladie s’était ingérée sournoisement dans sa vie. Aujourd’hui, à presque quarante ans, elle se retrouvait seule. Pas de mari, pas d’enfants. Pas d’amis non plus. Avec la vie qu’elle avait menée, ce n’était même pas envisageable. L’affection sans borne de son père n’arrivait pas toujours à combler le vide qu’elle ressentait. Les regrets commencèrent à s’immiscer dans son cerveau. Ses choix n’avaient peut-être pas été les plus judicieux. La voix d’Harold résonna dans sa tête « Vous êtes des monstres… ». Oui, Harold, sans doute avais-tu raison. Le visage du jeune garçon s’estompa pour laisser place à Damien et à Maddy. Elle sentit son cœur se serrer. Peut-être existait-il un Dieu, finalement, pensa-t-elle sans pouvoir retenir ses larmes. Et aujourd’hui, il avait choisi de lui présenter la facture.
— … les derniers comptes rendus prouvent de manière irréfutable que nous ne devons pas interrompre nos travaux. Il est évident que…
— Inutile de ratiociner, Henry. Attachons-nous aux faits. Depuis combien de temps n’y a-t-il pas eu de naissance ? l’interrompit Victor Goldman.
— Il était plus prudent de reprendre les expérimentations animales, afin de régler certains détails. Mais je suis sûr qu’à présent, tout est rentré dans l’ordre. Nous sommes capables de donner naissance à des bébés parfaitement viables. Nos deux sujets sont la preuve vivante que nous pouvons y arriver ! Laissez-moi…
— Non. En l’occurrence, cette question ne se pose même plus. Cette unité doit disparaître. Il vous reste encore six mois pour effacer toutes traces de ce projet. Votre nouvelle affectation a déjà été décidée.
— Mais…
— La discussion est close. Estimez-vous heureux de rester au sein du Labo. La situation actuelle ne résulte que de votre seule impéritie.
Henry Vanderbrawn se leva avec un geste d’humeur et quitta la pièce sans ajouter un mot. Victor Goldman reporta son attention sur Antonin, qui n’avait pas bougé de son siège.
— Henry est un excellent scientifique, intervint ce dernier.
— Je ne remets pas en cause ses compétences scientifiques. Même si les résultats de ces dernières années sont fort décevants. Toutefois, il convient de reconnaître que son manque de discernement nous a conduits dans une voie sans issue. Si nous ne nous soumettons pas aux diktats de Mikael Lehmann, le prix sera lourd à payer. Ce journaliste possède entre les mains une véritable bombe à retardement.
Antonin ne répondit rien. Victor avait totalement raison et il le savait.
— Et les enfants ? Pour Maddy, la situation semble en passe de se régler. Ce qui est loin d’être le cas pour Damien.
— Ce n’est pas mon problème. Dans six mois, ce projet n’existera plus. Il n’aura même jamais existé.
CHAPITRE 8
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— Ça va Melissa ?
— Oui… répondit-elle avec un sourire un peu forcé.
— Je vais ouvrir, continua Mikael en se dirigeant vers la porte d’entrée.
Depuis trois mois déjà, elle habitait chez Mikael. Lorsqu’elle avait quitté le centre de rééducation fonctionnelle, il était apparu comme une évidence qu’elle ne pouvait pas retourner s’installer seule dans sa maison de Crécy. La bâtisse ancienne, bien que joliment rénovée, n’avait jamais été conçue pour les fauteuils roulants. Mikael lui avait gentiment proposé sa chambre d’ami et elle avait accepté avec soulagement son hospitalité. Depuis lors, il s’occupait d’elle avec un dévouement certain, sans rien demander en échange. Toutefois, elle doutait parfois que sa place soit réellement ici.
— Entrez, lança Mikael avec un large sourire en entraînant ses invités dans le salon. Je vous présente Melissa. Melissa, voici Greg, Matthew et Peter.
— Salut Melissa ! annoncèrent en chœur ces derniers avant de venir l’embrasser.
— Du Ruinart ? Messieurs ont bon goût, commenta Mikael en s’emparant de la bouteille de champagne que Peter lui tendait. On a quelque chose à fêter ?
— Parce qu’on a besoin de fêter quelque chose pour boire une bonne bouteille ? s’esclaffa Matthew. Si besoin, on n’aura pas trop de mal à trouver des idées ! Le plaisir de faire la connaissance de Melissa ? commença-t-il avec une petite courbette vers cette dernière. Ou ça, éventuellement, continua-t-il en sortant un CD de sa poche.
— Ça y est ? demanda Mikael. Le petit nouveau est bouclé ?
— Bientôt dans les bacs.
— Bravo ! Vous allez encore exploser le box-office !
— Il y a intérêt, glissa Peter avec un petit rire. Il était temps que les vacances se terminent.
— « After the Nightmare »… releva Mikael en allant glisser le CD dans la platine. Prêts pour un nouveau départ, à ce que je vois.
— J’avais d’abord pensé à « Fuck you, Charly ! », commenta Matthew, mais Peter et Greg ont préféré quelque chose de plus soft… Enfin, l’esprit y est !
Quelques notes de guitare s’élevèrent dans la pièce, bientôt soutenues par la batterie, pour enfin accueillir la voix du chanteur. Melissa sentit des frissons la parcourir et elle reporta son attention sur Peter. Il faisait preuve d’une maîtrise exceptionnelle qu’elle avait rarement eu le loisir d’écouter. Les paroles étaient percutantes, à la fois agressives et remplies de poésie. Un curieux mélange qui laissait difficilement indifférent. Le thème s’articulait autour d’un phénix renaissant de ses cendres. Du vécu, quelque part… Melissa se sentit emportée par la musique. Clairement, ils n’avaient pas volé leur succès et cet album ne décevrait pas leur public. Les discussions reprirent autour d’elle, toutefois elle préféra les écouter sans guère intervenir.
— La bouteille étant vide, je propose qu’on passe à la suite, annonça Mikael avec un geste vers la table où le couvert était mis.
Il s’approcha de Melissa et la souleva sans effort. Il la porta avec tendresse pour la déposer dans la salle à manger pendant que les autres convives prenaient place autour de la table. Le repas se déroula dans une ambiance sympathique. Lorsque Mikael lui avait annoncé qu’il avait invité ses amis musiciens, Melissa avait redouté dans un premier temps de se retrouver face à trois rock stars prétentieux. Mais il ne lui fallut pas longtemps pour abandonner ses idées préconçues. Le succès ne leur était visiblement pas monté à la tête et les trois garçons avaient su garder la tête froide. Leur humour parfois décapant anima agréablement la soirée. Toutefois, c’est surtout Peter qui capta son attention. Ses cheveux en bataille, son sourire irrésistible et la manière qu’il avait de pencher légèrement sa tête lorsqu’il lui parlait le rendaient craquant. Son regard bleu profond dégageait un magnétisme tel qu’elle ne mit pas longtemps à comprendre comment le chanteur avait pu séduire autant de fans. Mais ce n’était pas tout. Elle perçut au fond de ses yeux quelque chose qu’elle était sans doute la seule à voir. Un message qui n’était destiné qu’à elle seule. Car lui aussi avait croisé la route de Charles de Rivera.
— Un café ? demanda Mikael en commençant à débarrasser.
— Attends, on va te filer un coup de main, annonça Matthew en se levant.
Greg suivit le mouvement et ils abandonnèrent Peter et Melissa pour suivre Mikael dans la cuisine. L’échange de regards entre les trois amis avait été bref, mais pas suffisamment pour que Melissa ne le remarque pas. Ce n’était pas un hasard si les deux musiciens avaient choisi de s’éclipser.
— Il t’aime… commença Peter en regardant Mikael s’affairer dans la cuisine. Le jour où j’ai fait sa connaissance, je me suis rendu compte à quel point il t’avait dans la peau. Je n’imagine même pas jusqu’où il aurait été pour t’arracher des mains de cette ordure. Mieux valait ne pas se trouver sur son chemin.
— C’est Mikael qui t’a demandé de me parler ? interrogea doucement Melissa.
— Non, il a trop de tact pour ça. Disons que j’ai appris à le connaître, ces derniers temps, et surtout à l’apprécier. Nous avons passé pas mal de temps ensemble, quand tu étais encore… Enfin bref. Pas besoin d’être psy pour voir ce qui se passe. Je n’ai aucune envie de me mêler de vos affaires, mais je veux juste te dire ce que j’en pense.
— Les choses ont changé, Peter. Je ne suis plus celle qu’il a rencontrée à l’époque. Tout est tellement différent, aujourd’hui…
— Pourquoi ? À cause de ton handicap ou à cause de ce que tu as traversé ?
— Les deux… J’ignore si je remarcherai un jour. Peut-être vais-je finir ma vie dans un fauteuil roulant. Est-ce que tu crois que c’est réellement ce qu’il faut à Mikael ?
— Tu en as parlé avec lui ?
— Oui…
— Et qu’est-ce qu’il t’a répondu ?
— Que ça n’avait pas d’importance.
— Est-ce que tu mets en doute la sincérité de son amour ?
— Non, ce n’est pas ça… C’est juste que je ne veux pas être un poids pour lui. Je ne veux pas l’empêcher de vivre sa vie.
— Il me semble que c’est à lui de prendre cette décision. Si tu veux mon avis, il l’a déjà prise. La seule question que tu dois te poser, c’est de savoir si tu partages ses sentiments.
— Je crois, oui… Mais ce n’est pas aussi simple.
— A cause… du reste ?
Melissa acquiesça lentement de la tête.
— Et ça, est-ce que tu en as parlé également avec lui ?
— Je ne peux pas, Peter… Revivre tout ça… Ça me dégoûte. Je me dégoûte…
— Pourquoi ? Quoi qu’il ait pu se passer, tu n’as rien à te reprocher. Il faut que tu arrives à tourner la page, à regarder le futur désormais. Et je pense que c’est une très mauvaise idée d’intérioriser ce genre de choses. Tu dois en parler. À Mikael, à un ami, à un psy, à un inconnu… À n’importe qui, on s’en fout. Mais il faut que tu évacues ces souvenirs. C’est le seul moyen d’avancer.
— Parce que toi, tu as pu te confier à quelqu’un ? Tu as réussi à tout oublier ?
— Matthew et Greg ne sont pas de simples potes de boulot… répondit-il avec un léger sourire. Si je suis ce que je suis aujourd’hui, c’est aussi grâce à eux. Oui, nous en avons parlé. Ce nouvel album… c’est aussi un moyen de régler nos comptes avec celui que nous n’aurions jamais dû rencontrer. Comprenne qui pourra. Mais toi, je suis sûr que tu as compris.
La réponse ne surprit pas Melissa outre mesure. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour percevoir l’amitié inconditionnelle qui unissait ces trois-là.
— Pour le reste… continua-t-il, je te mentirais si je te disais que je ne faisais pas encore des cauchemars, de temps à autre. Je n’ai pas subi la même chose que toi. Dans mon cas, la distance a joué en ma faveur et je ne présentais pas le même intérêt. Toutefois, j’ai vu l’horreur du personnage, ce dont il était capable...
— Je n’arrête pas de me poser des questions, Peter. Combien d’enfants Charles de Rivera a-t-il entraînés dans cet enfer ? Combien de cadavres a-t-il semés derrière lui ? J’ignore si je pourrai pardonner.
— Pardonner ? Tu plaisantes… Il existe un seuil de tolérance au-delà duquel le pardon ne peut s’appliquer. Et Charles de Rivera l’a amplement dépassé.
Ils restèrent silencieux un moment.
— Il a perdu la partie, Melissa. Sauf si tu le laisses détruire ta vie. Réfléchis bien à ce que tu vas en faire. Les cartes sont entre tes mains, désormais…
CHAPITRE 9
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Géraldine se déplaçait d’un pas rapide dans la ville endormie. Le vent glacial lui piquait le visage et elle remonta le col de son manteau. La forme massive de la gare apparut enfin à l’horizon. Bientôt, le cauchemar de ces derniers mois ne serait plus qu’un horrible souvenir, lorsqu’ils monteraient dans le train qui les emmènerait loin d’ici. Elle imaginait déjà les chaînes de montagnes couvertes de neige, les chalets en bois éparpillés dans la vallée verdoyante et ce pittoresque village suisse dont Christian lui avait tant parlé. Elle s’approcha des quais et chercha son ami du regard. Une légère inquiétude s’empara d’elle en constatant qu’il n’était pas encore arrivé. Elle alla s’installer sur un banc d’où elle avait une vue parfaite sur les quais et les panneaux d’affichage. Elle rêva quelques instants devant une publicité vantant la magie du Carnaval de Venise. Un jour, peut-être… pensa-t-elle en s’attardant sur Arlequin et Colombine qui saluaient poliment les passants. Elle ne savait pas si elle remettrait les pieds en France. L’heure était venue de tourner la page.
L’annonce sonore invitant les derniers voyageurs à monter dans le train la ramena à la réalité. Christian n’était toujours pas là et sans lui, le voyage risquait fort de se terminer avant même d’avoir commencé. Elle trépigna sur son banc et sentit son cœur se serrer lorsque les wagons commencèrent à se mouvoir lentement. Impuissante, elle fixa longuement les feux rouges qui finirent par s’estomper à l’horizon.
Son avenir sembla s’assombrir d’un coup. Qu’allait-elle devenir maintenant ? Seule et sans argent… Le rendez-vous de la veille avec le directeur de la banque avait été plutôt houleux. Elle n’avait aucune idée du temps qu’il lui faudrait pour combler son découvert et rembourser ses dettes. Lorsque ce dernier avait évoqué son interdiction bancaire, elle avait presque fondu en larmes. C’était la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase. Mais Christian l’avait rassurée, il l’aiderait à se sortir de cette mauvaise passe. Et puis, cela ne changeait rien à leur plan. Dès le lendemain, ils quitteraient Paris pour rejoindre un endroit où elle serait enfin en sécurité. Un nouveau départ, une nouvelle vie. Pourtant, aujourd’hui, il ne s’était pas présenté à leur rendez-vous.
Son désespoir se mua en pure terreur lorsqu’elle aperçut la silhouette en costume qui venait à sa rencontre. Elle s’empara de son sac et quitta précipitamment les lieux. Elle courut dans les rues désertes sans réfléchir, jusqu’à ce qu’un point de côté l’oblige à ralentir. Une majestueuse église se profila à l’horizon et elle obliqua dans sa direction. Un refuge où l’homme ne viendrait peut-être pas la débusquer. L’édifice était vide et silencieux et elle avisa une petite chapelle s’ouvrant sur le déambulatoire, éclairée par quelques cierges. Elle s’affaissa au pied d’une statue de la Vierge Marie, incapable de retenir ses larmes. Si elle avait été croyante, elle aurait sans doute prié pour que tout redevienne comme avant. Aujourd’hui encore, elle n’arrivait pas à comprendre comment sa vie si paisible avait pu basculer du jour au lendemain, pour sombrer dans un tel chaos.
Tout avait commencé par ce rêve, le jour où elle s’était endormie dans le train, son roman entre les mains. Jérémy s’était alors échappé des pages de son livre pour se matérialiser en face d’elle. Son visage fin, ses cheveux noirs bouclés, jusqu’à la petite boucle d’oreille en diamant dont elle se souvenait précisément. L’enveloppe kraft qui dépassait de son sac à dos et ce regard empreint d’un désespoir incommensurable… Elle s’était tout d’un coup sentie investie d’une extraordinaire mission. Elle avait désormais le pouvoir de changer la suite de l’histoire. Comme un ange gardien chargé de veiller sur le jeune homme, elle lui avait emboîté le pas durant toute la journée. Lorsqu’il avait déposé dans une boîte postale l’enveloppe qui devait sceller son destin, elle n’avait pas hésité un seul instant. Saisissant son passe au fond de sa poche, elle avait subtilisé le pli pour qu’il ne parvienne jamais à son destinataire. Il avait fallu attendre que la nuit se profile à l’horizon pour qu’elle trouve le courage de l’aborder. Une nuit pour changer son avenir. Une nuit pour le convaincre de ne pas commettre une erreur irréparable. Lorsque le jour s’était levé, un monde plein d’espoir s’ouvrait désormais à eux.
Deux bras vigoureux l’avaient extirpé de la douceur de son rêve. Tous les voyageurs avaient déjà quitté le wagon depuis un moment, sans doute, et le contrôleur se tenait à ses côtés. Il lui avait fallu plusieurs minutes pour reprendre pied dans la réalité. Encore bouleversée par ce rêve intense, elle avait machinalement ramassé ses affaires pour se rendre au centre postal où elle travaillait depuis presque trois mois. En arrivant au bureau, son monde avait basculé. Le visage furibond de son patron, qui l’avait immédiatement convoquée dans son bureau, l’avait prise de court. Incapable de prononcer le moindre mot, elle s’était contentée de regarder d’un air abasourdi les papiers qu’il lui tendait. Une série de photos de mauvaise qualité, où on la voyait sans doute possible utiliser son passe pour récupérer une mystérieuse enveloppe kraft dans une boîte à lettres.
La longue descente en enfer s’était amorcée. Son licenciement, les difficultés financières, l’expulsion de son appartement, son installation dans ce foyer destiné aux personnes en difficulté… Durant tous ces mois, une évidence avait fini par s’imposer dans son esprit. Si ces photos existaient, cela signifiait que cette journée n’avait jamais été un simple rêve. Cela voulait dire également que tout le reste était réel : la secte, le laboratoire, les expériences abjectes… Mais surtout, Jérémy. Et l’idée de le retrouver, de l’aider à combattre ses ennemis redoutables s’était transformée en une véritable obsession. Elle s’était plongée à cœur perdu dans son enquête, essayant de remonter les pistes, de retrouver les autres protagonistes de cette histoire. Sans succès. Au fur et à mesure, ses amis s’étaient éloignés d’elle, persuadés qu’elle avait totalement perdu la raison. Sauf Christian. Parfois, elle s’interrogeait sur la nature des sentiments qu’il éprouvait pour elle. Aujourd’hui, elle ne pouvait lui offrir que son amitié. Peut-être les choses changeraient-elles avec le temps… Quoi qu’il en soit, il ne l’avait jamais abandonnée.
Des bruits de pas résonnèrent sur le dallage de la nef et elle se recroquevilla dans son coin. Il l’avait retrouvée. La première fois qu’elle avait vu cet homme, elle n’avait pas prêté attention à lui. Un cadre dynamique comme il en existe des centaines d’autres, vêtu d’un costume sombre et d’une cravate colorée, le téléphone portable toujours à portée de main. Ce n’est qu’après l’avoir croisé à plusieurs reprises qu’elle avait commencé à éprouver des doutes. Elle se sentait constamment épiée, comme si une présence malfaisante collait à ses pas. Peut-être commençait-elle à s’approcher un peu trop de la vérité.
— Géraldine ? souffla la voix de Christian.
Elle se redressa avec un immense soulagement.
— Christian… Pourquoi n’étais-tu pas là ? Comment as-tu fait pour me retrouver ? L’homme au costume, il était dans la gare… Il m’a peut-être suivie, je ne sais pas…
— Plus tard. Il faut qu’on parte d’ici.
— On a raté le train.
— Je sais. Les plans ont changé.
Il l’entraîna jusqu’à sa voiture et ils se mirent en route. Le manque de sommeil et sa récente frayeur vinrent à bout de sa résistance. Le ronronnement du moteur se mit à la bercer doucement, et elle se laissa glisser dans un sommeil agité. Elle n’avait aucune idée du temps qui s’était écoulé lorsque Christian la secoua pour la réveiller.
— Où sommes-nous ? demanda-t-elle d’une voix pâteuse.
— Dans un endroit tranquille…
Elle hocha doucement la tête en observant la maison vétuste, entourée de quelques arbres. Ils se dirigèrent à l’intérieur et elle écarquilla les yeux en découvrant l’homme installé autour d’une table, en train de siroter un café.
— Jérémy ! Christian, tu l’as retrouvé ? demanda-t-elle en se retournant vers lui. Alors j’avais raison, n’est-ce pas, tout est vrai ?
Son regard passa de l’un à l’autre et elle sentit que quelque chose clochait. Toutes les fibres de son être l’avertirent d’un danger imminent.
— Qu’est-ce qui se passe, Christian ?
— Le jeu est fini.
— Quel jeu ? Je ne comprends pas…
— Tu vas comprendre, lui répondit-il avec un sourire déplaisant en déposant quelques photos devant elle. Tu te souviens d’elle ?
Elle eut un haut-le-cœur en découvrant la jeune femme sur la photo. Oui, elle se souvenait parfaitement d’elle. Ces images qu’elle avait mises tant de temps à enfouir dans sa mémoire refirent immédiatement surface. Elle rentrait de l’anniversaire d’un ami, ce soir-là, lorsque la femme s’était littéralement jetée sous ses roues. Elle n’avait pas pu l’éviter et elle voyait encore son corps horriblement disloqué. Heureusement pour elle, des témoins avaient assisté à la scène et elle n’avait pas bu une goutte d’alcool. Le rapport de police l’avait totalement disculpée. Mais jamais plus elle n’avait touché un volant depuis ce jour.
— Je te présente ma femme… reprit Christian.
— C’était un accident ! se défendit Géraldine. Tout le monde l’a dit, regarde le rapport…
— Peu importe. Il faut bien que quelqu’un paye.
La phrase tomba comme un couperet. Elle eut soudainement l’impression que le Christian qu’elle connaissait s’était métamorphosé. Il la fixait comme une bête sauvage qui s’apprête à fondre sur sa proie.
— Alors tout ça…
— Oui, répondit-il avec un rire sardonique. Des mois de travail pour gagner ta confiance, pour t’amener jusqu’ici…
— L’histoire de Jérémy, le livre…
— J’étais sûr qu’il te plairait, et je ne me suis pas trompé. Un bon point de départ, n’est-ce pas ?
— Comment pouvais-tu être sûr que je le lirai ? demanda-t-elle avant de trouver elle-même la réponse à cette question.
Les pièces du puzzle commencèrent à se mettre lentement en place. Le jour où Christian lui avait vanté ce livre… Il avait accepté de lui prêter à la seule condition qu’elle le lise rapidement afin qu’il puisse le rendre à son propriétaire. Elle l’avait commencé le soir même…
— Je vois que tu commences à comprendre. Après, tout a été tellement simple. Tu es tellement prévisible… J’ai admiré les compétences d’acteur de Sylvain, ajouta-t-il avec un clin d’œil à son comparse. Quelques petits cachets discrètement pour être sûr que tu perdes les pédales et l’affaire était bouclée ! Tu as suivi la route que l’on avait tracée comme un petit chien bien docile.
— Et l’homme au costume ?
— Un pote chargé de te mettre un peu la pression. « Ils sont partout et ils sont dangereux », commenta-t-il en éclatant de rire. Tu ne peux pas imaginer mon plaisir en te voyant courir après ces chimères ! Tu avais l’air tellement convaincue, tellement… ridicule…
— Qu’est-ce que vous voulez de moi ?
— Œil pour œil, dent pour dent. Un simple suicide qui ne surprendra personne. Tout le monde est persuadé que tu as complètement pété les plombs. Avale ça, dit-il en lui tendant un verre et un tube de médicaments.
— Non… Je t’en prie…
— Avale.
— Et si je refuse ?
— Alors nous avons prévu une autre option. Mais je crois qu’elle ne te plaira pas. Dans quelques heures, tu risques de nous supplier pour récupérer ces cachets.
Géraldine se mit à pleurer. Elle chercha désespérément une solution pour se sortir de ce pétrin, avant de comprendre qu’il n’en existait aucune. Le piège s’était refermé sur elle, sans lui laisser la moindre chance. Elle renversa le flacon dans sa main, fixa les comprimés et s’apprêta à commettre l’inévitable.
— Non ! s’éleva soudain une voix inconnue.
Surprise, Géraldine lâcha les petites gélules qui s’éparpillèrent sur la table. Christian et Sylvain se tournèrent d’un seul geste vers les deux intrus qui se tenaient immobiles sur le seuil de la porte. L’homme qui venait de parler devait avoir dans les trente-cinq ans. Vêtu d’un pardessus et d’un costume bien taillé, il fixait Christian avec une froide détermination.
— Qui êtes-vous ? demanda ce dernier d’une voix rageuse en faisant mine de se lever.
L’inconnu l’arrêta d’un geste autoritaire.
— Je vous le déconseille. Vous risqueriez de froisser mon ami, ce qui n’a jamais été une bonne chose…
L’homme au visage balafré qui l’accompagnait fit un pas en avant et le regard de Christian se posa sur l’arme pointée sur eux.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Nous sommes venus chercher la jeune demoiselle et mettre un peu d’ordre dans cette histoire.
— Tirez-vous d’ici. Vous ne savez pas à qui vous avez affaire.
— Moi si, justement. Mais je crois que ce n’est pas le cas de cette demoiselle. Et la moindre des choses, à mon sens, serait de lui expliquer. Alors nous allons tout reprendre depuis le début. Sa femme était une habituée des Urgences, commença-t-il en se tournant vers Géraldine. Il faut avouer qu’il a toujours eu la main un peu leste. Terrorisée, brisée par cet immonde individu, elle a finalement décidé de mettre fin à ses jours. Vous n’êtes en rien responsable de ce qui est arrivé. Vous vous êtes seulement trouvée au mauvais endroit, au mauvais moment.
Géraldine n’arrivait pas à quitter des yeux l’homme aux cheveux châtain qui parlait d’une voix curieusement douce.
— Alors pourquoi dans ce cas mettre sur pied un plan aussi machiavélique ? reprit-il en se tournant vers Christian. Parce que vous étiez furieux de voir votre « jouet » disparaître ? Parce que vous aviez besoin de trouver une nouvelle cible pour décharger votre colère ? Pas très reluisant tout ça… Mais guère surprenant lorsque l’on regarde qui vous êtes réellement. Un jeune malfrat dont la réputation n’est plus à faire. Un homme dont l’instabilité psychologique n’a d’égal que sa cruauté.
— Espèce de…
— Ça suffit. Il est temps de mettre un terme à tout ça. Pour commencer, la demoiselle va se lever et rejoindre notre voiture qui l’attend sagement dehors, le temps que nous finissions cette discussion.
Géraldine les regarda l’un après l’autre, puis se leva et se mit à courir sans même prendre le temps de récupérer son manteau. Elle s’arrêta à côté de la BMW garée dans le jardin, tremblant autant de froid que de frayeur. Quelques détonations rompirent le silence et peu de temps après, les deux inconnus sortirent de la maison.
— Tenez, dit l’homme au pardessus en lui tendant son manteau. Installez-vous, je vous en prie, ajouta-t-il en lui ouvrant galamment la portière arrière.
Géraldine se glissa sur la banquette sans piper mot, tandis que les deux hommes prenaient place à l’avant du véhicule. La voiture quitta la propriété pour s’engager sur la route. Une légère vibration se fit entendre et l’homme au pardessus sortit un téléphone de sa poche. Il fronça les sourcils en lisant son message.
— Un problème, patron ? questionna le chauffeur.
— Non… Mais nous sommes attendus à l’agence.
Les deux hommes échangèrent quelques propos sans plus prêter attention à leur passagère. Elle sentit une foule de sentiments contradictoires l’envahir. Le soulagement d’avoir échappé à une mort certaine n’arrivait pas à effacer la douleur qu’elle avait ressentie en découvrant la trahison de celui qu’elle considérait comme son ami. Elle reporta son attention sur les deux hommes qui lui avaient sauvé la vie, sans se sentir rassurée pour autant. Le chauffeur, avec la balafre qui le défigurait, avait quelque chose d’effrayant. Quant au plus jeune, il était particulièrement difficile à cerner. La douceur de sa voix et de ses gestes contrastait avec la volonté implacable qui émanait de toute sa personne.
— Désolé pour notre impolitesse et pour ces échanges en aparté, annonça-t-il en se tournant vers elle. Une affaire qui nous attend.
— Vous les avez tués ? demanda-t-elle d’une voix effrayée.
— Vos deux hôtes ? Mon Dieu, non ! Même s’ils l’ont franchement mérité. Disons que nous les avons plongés dans un sommeil sans rêves, qui laissera le temps à la police d’arriver jusqu’à eux et d’étudier le petit cadeau que nous leur avons laissé. Leur place est derrière les barreaux et, je pense qu’ils vont en avoir pour de longues années.
Géraldine l’observa quelques instants d’un air dubitatif, s’attardant sur le sourire bienveillant qu’il affichait désormais. Elle finit par se convaincre qu’il disait la vérité. Elle préférait nettement cette version. Savoir qu’ils étaient capables de tuer de sang-froid, même si la sentence était amplement méritée, la mettait mal à l’aise.
— Qui êtes-vous ? reprit-elle finalement.
— Un ami d’une amie.
— Je ne comprends pas…
— Ça n’a pas d’importance.
— Où allons-nous ?
— Quelqu’un vous attend. Quelqu’un qui prendra soin de vous.
Le véhicule s’immobilisa dans un quartier résidentiel de la banlieue parisienne. Géraldine avait renoncé à comprendre. Elle ne connaissait pas cet endroit. Quant à l’identité de cette mystérieuse personne qui l’attendait…
— Venez, glissa l’homme au pardessus en descendant de la voiture, pendant que le chauffeur allumait une cigarette.
Géraldine lui emboîta le pas silencieusement. Ils s’arrêtèrent devant un coquet pavillon aux volets couleur lavande. La porte d’entrée s’ouvrit sur le visage bienveillant d’une femme aux cheveux grisonnants.
— Monique ? demanda Géraldine sans en croire ses yeux.
— Géraldine, tout va bien ?
— Oui… Grâce à ce monsieur.
— Merci David, reprit chaleureusement cette dernière en se tournant vers l’homme au pardessus. Vous entrez quelques instants ?
— Non, désolé, je dois m’en aller, répondit-il avec un geste d’excuse. Tenez, ajouta-t-il en lui tendant une enveloppe. Tout y est.
— Vous remercierez Robin de ma part, n’est-ce pas ?
— Bien entendu, répondit l’homme avec un sourire énigmatique.
— Entre, glissa la femme en entraînant Géraldine dans la maison. Tu as l’air frigorifiée ! Nous allons nous faire une bonne petite tasse de thé, je pense que cela te fera du bien.
Géraldine la suivit dans la cuisine, encore abasourdie par tous ces événements. Elle avait croisé Monique à plusieurs reprises au foyer, mais n’avait jamais réellement évoqué avec elle ses mésaventures. Monique faisait partie de l’équipe de bénévoles qui s’occupait avec dévouement de toutes ces âmes égarées. Sûrement pas le genre de personnes qu’elle aurait cru capable de fréquenter les deux inconnus qui l’avaient amenée jusqu’ici.
— Je ne comprends pas, Monique…
— Quand tu es arrivée au foyer, tu ressemblais à un petit oiseau effrayé. Au début, je ne me suis pas inquiétée. Ce n’était pas la première fois que je voyais des gens comme toi. Et puis, quand j’ai vu cet homme qui rôdait en permanence autour de nos locaux, j’ai éprouvé quelques doutes. Je me suis dit que tu avais peut-être raison d’avoir peur. J’en ai déduit que tu avais sûrement besoin d’aide. Visiblement, je ne me trompais pas.
— Qui sont ces deux hommes qui m’ont amenée jusqu’ici ?
— C’est un peu compliqué… Il y a quelques années, des amis m’ont parlé d’un groupe, sur Internet, dirigé par un certain Robin… Ce sont des gens qui souhaiteraient simplement que le monde soit un peu meilleur… Parfois, Robin nous demande quelques services. Mais il est à notre écoute également. Je lui ai fait part de mes inquiétudes à ton sujet. Peu de temps après, il m’a envoyé David.
Elle s’empara de l’enveloppe qu’elle avait déposée sur la table et en sortit un certain nombre de documents.
— Ils se sont occupés de tout. L’homme qui te voulait du mal ne restera pas éternellement derrière les barreaux. Ils ont jugé plus prudent de te construire une nouvelle identité. Désormais, tu n’auras plus rien à craindre et tu as de quoi recommencer ta vie…